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19 Décembre – NOËL BLANC

 

 

Après le conseil de discipline, personne ne croyait que Lena oserait se montrer le lendemain à Jackson. Pourtant, elle est venue. Je m’y étais d’ailleurs attendu. Nul ne savait qu’elle avait déjà renoncé une fois à son droit d’aller au lycée ; elle refusait qu’on le lui retire de nouveau. Pour tous les autres, le bahut était une prison ; pour Lena, il incarnait la liberté. Quoi qu’il en soit, cela n’a guère eu d’importance car, à partir de ce jour-là, elle est devenue un fantôme – aucun élève ne l’a regardée, ne lui a adressé la parole, ne s’est assis à côté d’elle, que ce soit à une table, à un pupitre, sur un gradin. À partir du jeudi, la moitié de nos camarades portaient des tee-shirts estampillés Anges Gardiens de Jackson, ceux avec les ailes blanches sur le dos. À leur façon de toiser Lena, on aurait dit qu’une bonne moitié des profs auraient aimé en enfiler un eux aussi.

Le vendredi, j’ai rendu mon maillot de basket. Je n’avais tout simplement plus l’impression d’appartenir à la même équipe qu’autrefois. L’entraîneur était furax. Après avoir braillé comme un âne, il a secoué la tête.

— Tu es fou, Wate. Pense un peu à la saison que tu jouais, et tu la jettes aux orties pour une espèce de fille.

« Une espèce de fille. » La nièce de ce Vieux Fou de Ravenwood.

Notons cependant que personne ne nous a agressés verbalement. Du moins, pas en face. Si Mme Lincoln avait insufflé la peur de Dieu dans les âmes des habitants de Gatlin, Macon Ravenwood leur avait donné une raison encore pire de trembler – la vérité.

Au fur et à mesure que les nombres, sur les murs de la chambre et la main de Lena, décroissaient, l’éventualité prenait de la réalité. Et si nous n’arrivions pas à enrayer le destin ? Si Lena avait eu raison dès le début ? Si, après son anniversaire, la fille que je connaissais disparaissait ? Comme si elle n’avait jamais existé ?

Lena n’avait que le Livre des lunes auquel se raccrocher. De mon côté, il y avait une idée que je m’efforçais de plus en plus de garder hors de ma tête et de la sienne – et si le Livre ne suffisait pas ?

 

— « PARMI LES ESTRES DE POUVOIR, ON TROUVERA DEUX FORCES JUMELLES DESQUELLES SAILLIRA LA MAGIE, TÉNÈBRES ET LUMYÈRE. »

— Il me semble que nous avons bien compris ce qu’étaient Ténèbres et Lumière, ai-je protesté. Pourrions-nous passer à la partie sympa ? Celle qui s’intitule Échappatoires possibles le jour de l’Appel ? Ou De l’art de vaincre une crapule de Cataclyste ? Ou encore Comment enrayer l’écoulement du temps ?

J’étais sur les nerfs, et Lena ne me répondait pas. Depuis les bancs glacés sur lesquels nous étions assis, le lycée paraissait désert. Nous étions censés nous trouver au concours de sciences et regarder Alice Milkhouse tremper un œuf dans le vinaigre, écouter Jackson Freeman argumenter que le réchauffement climatique n’existait pas, et Annie Honeycutt lui opposer la meilleure manière de transformer le bahut en établissement écolo. Les Anges Gardiens allaient peut-être devoir se mettre à recycler leurs pamphlets.

J’ai contemplé le manuel d’algèbre qui sortait de mon sac à dos. J’avais l’impression que cet endroit ne m’offrait plus rien de neuf. J’en avais assez appris ces derniers mois. Lena était à des millions de kilomètres de là, toujours plongée dans l’étude du Livre. Je le transportais partout, par crainte qu’Amma ne tombe dessus si je le laissais dans ma chambre.

— Tiens, un passage qui parle des Cataclystes. « LA FORCE LA PLUS PUISSANTE DES TÉNÈBRES SERA LE POUVOIR LE PLUS PROCHE DE CE MONDE ET DU MONDE SOUTERRAIN, LE CATACLYSTE. LA FORCE LA PLUS PUISSANTE DE LA LUMYÈRE SERA LE POUVOIR LE PLUS PROCHE DU MONDE ET DU MONDE SOUTERRAIN, L’ÉLU. OÙ L’UN NE SERA PAS, L’AUTRE N’Y SERA PAS NON PLUS, POURCE SANS TÉNÈBRES LUMYÈRE N’EST PAS. »

— Tu vois ? Tu ne seras pas Vouée aux Ténèbres, puisque que tu es une Élue.

Lena a secoué la tête en montrant le paragraphe suivant.

— Pas nécessairement. Mon oncle pense comme toi, mais écoute ça. « À L’HEURE DE L’APPEL, LA VÉRITÉ SE MANIFESTERA. CE QUE PARAÎTRA TÉNÈBRES POURRA ESTRE PLUS GRANT LUMYÈRE ; CE QUE PARAÎTRA LUMYÈRE POURRA ESTRE PLUS GRANS TÉNÈBRES. »

Pas de doute, nous n’avions aucun moyen d’être certains de ce qui se produirait.

— Ensuite, ça devient vraiment compliqué. Je ne suis même pas sûre de saisir le sens des mots. « POURCE LA MATIÈRE PLUS TÉNÉBREUSE A FAICT FEU TÉNÉBREUX, ET LE FEU TÉNÉBREUX A FAICT POUVOIRS DE TOUT LILUM DEDANS LE MONDE DÉMONIAQUE, ET LES ENCHANTEURS DE TÉNÈBRES ET DE LUMYÈRE. SANS TOUT LE POUVOIR, LE POUVOIR NE PEUT ESTRE. LE FEU TÉNÉBREUX A FAIT GRANS TÉNÈBRES ET GRANT LUMYÈRE. TOUT POUVOIR EST POUVOIR DES TÉNÈBRES, POURCE LE POUVOIR DES TÉNÈBRES EST AUSSI LUMYÈRE. »

— Matière des Ténèbres ? Feu des Ténèbres ? Qu’est-ce que c’est ? Le Big Bang des Enchanteurs ?

— Et les Lilum ? Je n’ai jamais entendu rien de tout cela. Mais comme, encore une fois, personne ne me dit rien… Je ne savais même pas que ma mère était en vie.

Elle essayait de jouer les cyniques, mais la souffrance était audible dans sa voix.

— Lilum est peut-être un terme ancien désignant les Enchanteurs ?

— Plus je découvre de choses, moins je comprends. Et moins nous avons de temps.

Ne dis pas ça.

La sonnerie a retenti. Je me suis levé.

— Tu viens ?

— Non, je vais rester un peu ici.

Seule dans le froid. C’était de plus en plus souvent comme ça ; elle n’avait même pas croisé mon regard depuis le conseil de discipline, à croire que j’étais l’un d’eux. Je ne pouvais pas franchement le lui reprocher, dans la mesure où le bahut au grand complet et la moitié de la ville avaient décrété qu’elle était la fille d’une meurtrière et qu’elle souffrait de manie dépressive au point d’avoir été internée.

— Il faudra que tu te montres en cours à un moment ou un autre. Inutile de fournir de nouvelles munitions à Harper.

— Je ne vois pas en quoi ça changera quoi que ce soit, maintenant, a-t-elle répondu en fixant le bâtiment, derrière elle.

 

Elle a été absente tout le reste de l’après-midi. Du moins, si elle a été présente, elle n’a rien écouté. Elle a rendu copie blanche à notre test de chimie sur le tableau périodique des éléments.

Tu n’es pas Vouée aux Ténèbres, L. Autrement, je le sentirais.

En histoire, elle n’a pas suivi un mot de notre reconstitution des fameux débats publics de 1858 entre Lincoln et Douglas. Le père Lee a essayé de me donner le rôle du défenseur de l’esclavage, probablement pour me punir de l’éventuelle disserte « imbibée d’esprit libéral » que je risquais de lui rendre à l’avenir.

Ne les laisse pas t’entamer ainsi. Ils ne comptent pas.

En cours de langage des signes, j’ai été obligé de retranscrire « Ah, vous dirai-je maman » sous le regard goguenard de l’équipe de basket.

Je ne m’éloignerai pas, L. Tu ne me chasseras pas de ta vie.

Puis j’ai compris qu’elle en était parfaitement capable.

 

À la fin de la journée, je n’en pouvais plus. Je l’ai guettée à la sortie du cours de trigonométrie. Là, je l’ai entraînée vers le mur du couloir. Lâchant mon sac par terre, j’ai pris son visage entre mes paumes.

Qu’est-ce que tu fais, Ethan ?

Ceci.

Je l’ai attirée contre moi. Quand nos lèvres se sont touchées, j’ai senti la chaleur de mon corps s’infiltrer dans la froideur du sien. Je l’ai sentie se fondre en moi, tandis que l’attirance inexplicable qui nous avait liés dès le début nous ramenait l’un vers l’autre. Elle a laissé tomber ses livres et a enroulé ses bras autour de ma nuque, répondant ainsi à mon désir. J’en ai eu le vertige. La cloche a sonné. Elle s’est écartée de moi, le souffle court. Je me suis baissé pour ramasser son exemplaire des Pleasures of the Damned de Bukowski. Son calepin était quasiment en lambeaux, mais il faut dire qu’elle avait eu matière à écrire, ces dernières semaines.

Tu n’aurais pas dû.

Pourquoi ? Tu es ma copine, tu me manques.

Cinquante-quatre jours, Ethan. C’est tout ce qu’il me reste. Il est temps d’arrêter de prétendre que nous pouvons changer le cours des événements. Ce sera plus facile si nous l’acceptons tous les deux.

Sa manière de l’exprimer m’a donné l’impression qu’elle évoquait plus que son anniversaire. Qu’elle évoquait d’autres choses que nous n’étions pas en mesure de modifier. Elle a commencé à se détourner, je l’ai retenue par le bras. Si elle était en train de dire ce que je pensais qu’elle était en train de dire, je voulais qu’elle me regarde en face.

— Qu’entends-tu par-là, L ?

— Ethan, a-t-elle soupiré en fuyant mes yeux, tu crois que cela se terminera bien, je le sais. Moi aussi, j’y ai cru, pendant un moment. Mais nous n’habitons pas le même monde et, dans le mien, désirer une chose avec assez de force ne suffit pas à ce qu’elle se produise. Nous sommes trop différents, c’est tout.

— Parce que, maintenant, nous sommes différents ? Après tout ce que nous avons traversé ?

J’avais élevé la voix, et plusieurs élèves se sont retournés et m’ont fixé. Ils ne se sont même pas donné la peine de jeter un coup d’œil à Lena.

Oui, nous le sommes. Tu es un Mortel, je suis une Enchanteresse. Il arrive que nos univers se croisent, mais ils ne seront jamais identiques. Nous ne sommes pas destinés à vivre dans les deux à la fois.

Traduisez : elle n’était pas destinée à vivre dans les deux à la fois. Emily et Savannah, l’équipe de basket, Mme Lincoln et M. Harper, les Anges Gardiens obtenaient enfin ce qu’ils voulaient.

Tu me parles du conseil de discipline, là, hein ? Ne les…

Non, ça va au-delà de ça. C’est tout. Je ne suis pas d’ici, Ethan. Toi, si.

Elle a fermé les yeux, et j’ai presque discerné ses pensées, enchevêtrées dans son esprit.

Je ne t’accuse pas d’être comme eux, mais tu es l’un d’eux. C’est ici que tu vis depuis que tu es né et, quand tout cela sera fini, après que j’aurai été Appelée, c’est ici que tu continueras à vivre. Il va te falloir de nouveau arpenter ces couloirs et ces rues, et je ne serai sans doute pas là. Toi, si. Pour on ne sait encore combien de temps. Or, tu l’as dit toi-même, les gens de Gatlin n’oublient jamais.

Deux ans.

Quoi ?

C’est la peine que je devrai encore purger ici.

C’est long d’être invisible pendant deux ans. Crois-moi, je suis bien placée pour le savoir.

Un silence d’une minute s’est installé. Lena arrachait des bouts de papiers à la spirale de son calepin.

— Je suis lasse de me battre. Je suis lasse de faire semblant d’être normale.

— Tu n’as pas le droit d’abandonner. Pas maintenant, pas après tout ça. Tu ne peux les laisser gagner.

— Ils ont déjà gagné. Ils ont gagné le jour où j’ai cassé le carreau en cours de littérature.

Le ton de sa voix m’a amené à deviner qu’elle renonçait plus qu’au seul lycée.

— Es-tu en train de rompre avec moi ? ai-je soufflé.

— S’il te plaît, ne me complique pas la tâche. Moi non plus, ce n’est pas ce que je souhaite.

Alors, ne le fais pas.

J’avais la respiration coupée. Je ne réfléchissais plus. Comme si le temps s’était arrêté, à l’instar de ce qui s’était produit lors du dîner de Thanksgiving. Sinon que la magie n’y était pour rien. C’était même l’opposé de la magie.

— J’estime seulement que la situation sera plus simple ainsi. Ça ne change rien à ce que je ressens pour toi.

Elle a enfin levé les yeux sur moi, des flaques vertes où brillaient les larmes. Puis elle a tourné les talons et s’est enfuie dans un couloir si silencieux qu’on aurait pu entendre un crayon rebondir sur le sol.

Joyeux Noël, Lena.

Je n’ai pas eu de réponse. Elle était partie, et ce n’était pas une chose à laquelle j’étais prêt ; à laquelle je ne serais jamais prêt, ni dans cinquante-trois jours, ni dans cinquante-trois ans, ni dans cinquante-trois siècles.

 

Cinquante-trois minutes plus tard, je regardais par la fenêtre, seul – façon de parler, vu que la cantine était pleine à craquer. Gatlin était grise ; le ciel s’était couvert. Pas vraiment une tempête. Il n’avait pas neigé depuis des années. Quand nous étions chanceux, une fois l’an, nous avions droit à une ou deux rafales de flocons bien humides, mais je n’avais pas connu de véritable chute de neige depuis mes douze ans.

J’aurais aimé qu’il neige. J’aurais aimé pouvoir appuyer sur le bouton de retour en arrière afin d’être de nouveau dans le couloir avec Lena. J’aurais aimé lui dire qu’il m’était bien égal que toute la ville me déteste, car ça n’avait aucune importance. Avant de la trouver dans mes rêves, avant qu’elle ne me trouve ce soir-là sous l’orage, j’avais été perdu. J’avais conscience des apparences qui laissaient accroire que j’étais celui qui passait son temps à tenter de sauver Lena ; en vérité, c’était elle qui m’avait sauvé, et je n’étais pas prêt à accepter qu’elle cesse de le faire maintenant.

— Salut, mec ! m’a lancé Link en se glissant sur le banc d’en face, de l’autre côté de la table vide. Où est Lena ? Je voulais la remercier.

— De quoi ?

Il a tiré une feuille de papier de sa poche.

— Elle m’a écrit une chanson. Cool, non ?

Je n’ai même pas eu le cran de regarder la chose. Ainsi, elle parlait à Link. C’était moi qu’elle rejetait.

— Écoute, j’ai un service à te demander, a repris mon pote en volant une part de la pizza à laquelle je n’avais pas touché.

— Bien sûr. De quoi as-tu besoin ?

— Ridley et moi comptons aller à New York, pour les vacances de Noël. Si on te pose des questions, je serai à Savannah, en camp de prières.

— Il n’y a pas de camp de prières à Savannah.

— Ouais, sauf que ma mère n’est pas au courant. Je lui ai raconté que je m’étais inscrit parce qu’ils ont une espèce de groupe de rock baptiste.

— Et elle t’a cru ?

— Elle est un peu bizarre, ces derniers temps. Mais je m’en fiche. Elle a accepté.

— Qu’elle accepte ou non n’est pas le problème. Il y a des choses que tu ignores à propos de Ridley. Elle est… dangereuse. Il pourrait t’arriver des trucs.

Ses yeux se sont éclairés. Je ne l’avais encore jamais vu dans cet état-là. Certes, je ne l’avais guère fréquenté, récemment, puisque je passais tout mon temps avec Lena, ou à penser à elle, au Livre, à son anniversaire. Ce autour de quoi mon monde tournait. Avait tourné, jusqu’à il y a une heure, du moins.

— J’y compte bien ! s’est exclamé Link. Et puis, j’en pince un max pour cette nana. Elle provoque de sacrés machins, chez moi, tu sais ?

Il a englouti ma dernière part de pizza. Un instant, j’ai songé tout lui balancer, comme au bon vieux temps, sur Lena, sa famille, Ridley, Genevieve et Ethan Carter Wate. J’avais tenu Link informé, au début. Toutefois, je doutais qu’il avalerait le reste sans broncher. Il y a des limites à ce que vous êtes en droit de demander à votre meilleur ami. Je ne pouvais me permettre de courir le risque de perdre Link lui aussi ; d’un autre côté, je ne pouvais pas rester sans réagir. Il était impensable que je le laisse partir pour New York, pour n’importe où, avec Ridley.

— Il faut que tu me fasses confiance, mon pote, ai-je fini par souffler. Éloigne-toi d’elle. Elle te manipule. Tu vas souffrir.

Il a écrasé une cannette de Coca d’une seule main.

— Je vois. La nana la plus chouette du coin sort avec moi, donc elle me manipule forcément ? Tu crois sans doute être le seul à pouvoir te lever une fille bandante, hein ? Depuis quand tu te pousses du col comme ça ?

— Tu déformes mes propos.

Link s’est mis debout.

— Oublie, mec. Pas la peine de me bourrer le mou.

Il était trop tard. Ridley l’avait déjà envoûté. Rien de ce que je dirais ne le ferait changer d’avis. Pas question pour autant de perdre ma petite amie et mon meilleur copain le même jour.

— Écoute, désolé si tu as interprété mes paroles comme ça. Je te promets de la boucler. De toute façon, ce n’est pas comme si ta mère m’adressait la parole.

— Cool. Je comprends, ça doit être duraille d’avoir pour meilleur copain un mec aussi beau et talentueux que moi.

Prenant le cookie posé sur mon plateau, Link l’a brisé en deux. Comme la demi-barre chocolatée ramassée sur le plancher du bus. La dispute était close. Il fallait plus qu’une fille, même une Sirène, pour nous séparer.

— File avant qu’Emily ne te dénonce à ta mère, lui ai-je conseillé en remarquant que l’autre nous espionnait. Autrement, tu n’iras à aucun camp de prières, imaginaire ou non.

— Je n’ai pas peur d’elle.

Faux. Il ne tenait pas du tout à être coincé chez lui avec sa maternelle durant toutes les vacances de Noël. Il ne voulait pas non plus être rejeté par l’équipe de basket, par quiconque à Jackson, même s’il était trop bête ou trop loyal pour se le formuler.

 

Le lundi, j’ai aidé Amma à descendre du grenier les cartons de décorations. La poussière m’a tiré des larmes ; enfin, c’est ce dont je me suis persuadé. J’avais retrouvé une ville miniature éclairée par des ampoules blanches que ma mère avait disposée tous les ans au pied du sapin, sur du coton en guise de neige. Ces maisonnettes avaient appartenu à sa grand-mère, et elle les avait tant aimées que je les avais aimées à mon tour, bien qu’elles soient constituées de carton fragile, de colle et de paillettes, et que, la plupart du temps, elles tombent quand j’essayais de les faire tenir debout. « Les objets anciens sont mieux que les neufs parce qu’ils racontent des histoires, Ethan, m’avait-elle dit. Imagine ton arrière-grand-mère jouant avec ça, avait-elle ajouté en brandissant une petite voiture en fer blanc. Imagine-la disposant la même petite ville sous son arbre de Noël, comme nous maintenant. »

Je n’avais pas revu cette décoration depuis… quand ? Depuis la mort de ma mère, en tout cas. Elle semblait plus petite que dans mon souvenir, le carton était plus tordu et usé. Je n’ai pas réussi à remettre la main sur les personnages ou les animaux censés la peupler. Du coup, la ville m’a paru esseulée, ce qui m’a rendu triste. Sans elle, la magie avait disparu. Je me suis surpris à tenter d’atteindre Lena, malgré tout.

Il manque des tas de choses. Les boîtes sont là, mais ce n’est plus ça. Elle n’est pas ici. Ce n’est même plus une ville. Et elle ne t’aura jamais connue.

Bien sûr, je n’ai pas eu de réponse. Lena s’était volatilisée. Ou elle m’avait banni. Je ne sais pas quelle option était la pire. J’étais si seul et, plus pénible encore, cette solitude risquait d’être perceptible à tous. Aussi, je me suis rendu dans le seul endroit de Gatlin où j’étais certain de ne rencontrer personne. La bibliothèque municipale.

 

— Tante Marian ?

Les lieux étaient glacés et complètement vides, comme d’habitude. Depuis le conseil de discipline, Marian n’avait dû recevoir la visite de personne.

— Ici, au fond ! a-t-elle lancé.

Elle était assise par terre, emmitouflée dans son manteau, au milieu de piles de livres ouverts, comme s’ils venaient de tomber des étagères alentour. Elle tenait un ouvrage et le lisait à voix haute, en proie à l’une de ces transes qui s’emparaient d’elle régulièrement.

— « Nous Le voyons venir et Le savons nôtre / Lui qui, avec Son soleil et Ses pluies / Recouvre la terre patiente de fleurs / Le Meilleur du monde est venu… » a-t-elle cité avant de fermer le volume. Robert Herrick. Une chanson de Noël écrite en l’honneur du roi, à Whitehall Palace.

— Désolé, connais pas.

Le froid était tel que nos haleines étaient visibles.

— Qui cela te rappelle-t-il ? Le Meilleur du monde qui couvre le sol de fleurs ?

— Lena ? Je te parie que Mme Lincoln ne serait pas d’accord.

Je me suis installé à côté d’elle et des ouvrages éparpillés.

— Quelle triste créature, cette Mme Lincoln ! a-t-elle soupiré en secouant la tête et en attrapant un autre volume. Dickens estime que Noël est une période où les hommes et les femmes semblent « ouvrir librement les secrets de leurs cœurs et voir, dans les gens au-dessous d’eux, de vrais compagnons de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de créatures ».

— La chaudière est cassée ? Veux-tu que j’appelle l’électricien ?

— Je ne l’ai pas allumée. J’avais la tête ailleurs, sans doute. Dommage que Dickens n’ait jamais mis les pieds à Gatlin. Nous avons plus que notre lot de cœurs par trop fermés, ici.

À mon tour, j’ai ramassé un volume. Richard Wilbur. L’ouvrant, j’ai plongé le nez dedans, me délectant de son odeur.

— « Quel est l’opposé de deux ? Moi tout seul, et toi toute seule. »

Bizarre. Exactement ce que je ressentais. Refermant sèchement l’ouvrage, j’ai regardé Marian.

— Merci d’être venue à ce simulacre de procès, tante Marian. J’espère que ça ne t’aura pas attiré d’ennuis. J’ai l’impression que tout est ma faute.

— Ce n’est pas le cas.

— N’empêche.

J’ai balancé le livre par terre.

— Tu te prends pour le responsable de toutes les ignorances ? Est-ce toi qui as appris la haine à Mme Lincoln et la peur à M. Hollingsworth ?

Nous sommes restés ainsi assis au milieu des bouquins sans rien dire pendant un moment. Puis Marian a pris ma main et l’a serrée.

— Cette bataille a commencé bien avant toi, Ethan. Et elle ne finira pas avec toi non plus, je le crains. Ni avec moi, d’ailleurs. Quand je suis arrivée, ce matin, ces livres étaient entassés comme ça sur le sol. J’ignore comment ils se sont retrouvés ici. Ni pour quelle raison. J’ai fermé à clé hier soir en partant, les portes étaient toujours verrouillées à neuf heures. Je me suis assise pour les consulter, l’un après l’autre, et chacun m’a dispensé une sorte de message sur ce qui se passe en ce moment dans cette ville. Sur Lena, sur toi, sur moi.

— Une coïncidence, ai-je objecté. C’est comme ça que ça marche, avec les bouquins.

Elle en a pris un au hasard et me l’a tendu.

— Essaye par toi-même.

— C’est quoi ?

— Jules César. Shakespeare.

— « Les hommes sont parfois maîtres de leur destin / Si nous sommes soumis, la faute, cher Brutus / N’est pas dans nos étoiles mais en nous-mêmes. » Quel rapport avec moi ?

— Je ne suis que la bibliothécaire, Ethan, m’a-t-elle répondu, souriante, en m’observant par-dessus ses lunettes. Je ne peux que te donner les livres, pas les réponses. Mais bon, je vais être sympa. L’idée est la suivante : qui de toi ou des étoiles est le maître de ton destin ?

— Excuse-moi, je n’ai jamais lu la pièce. Parles-tu de Lena ou de Jules César ?

— À toi de me le dire.

 

Nous avons passé une heure encore à farfouiller dans les piles et à nous lire des extraits des œuvres. J’ai fini par comprendre pourquoi je m’étais réfugié ici.

— J’ai besoin de retourner aux archives, tante Marian.

— Aujourd’hui ? Tu n’as pas mieux à faire ? Des courses de Noël, par exemple ?

— Ce n’est pas mon truc.

— Sage parole. Quant à moi, « J’aime vraiment Noël… À sa façon maladroite, il confine à la paix et à la bonté. Mais il est tous les ans un peu plus maladroit. »

— Encore du Dickens ?

— E.M. Forster.

— Je ne peux pas t’expliquer, ai-je soupiré. J’ai le sentiment qu’il me faut être avec ma mère.

— Je comprends. Elle me manque également.

Je n’avais pas vraiment préparé de discours à l’usage de Marian sur ce que j’éprouvais, tant envers la ville qu’envers tout ce qui déraillait. À présent, les mots semblaient coincés dans ma gorge, comme si c’était un autre que moi qui tentait de les formuler.

— Je me suis dit que, peut-être, il suffirait que je sois près de ses affaires pour sentir comment les choses étaient avant. Que, peut-être, j’arriverais à communiquer avec elle. J’ai essayé d’aller au cimetière, une fois, mais je n’ai pas eu l’impression qu’elle était là-bas, sous terre.

J’ai contemplé un grain de poussière sur la moquette.

— Je sais.

— Je ne parviens toujours pas à l’imaginer là-bas. Ça n’a pas de sens. Pourquoi enterrer un être cher dans un trou ? Où règnent le froid, la saleté, où pullulent les bestioles ? Il est impossible que la vie se termine de cette manière, après tout, et après tout ce qu’elle était.

Je me suis efforcé de ne pas imaginer son corps se transformant en ossements, en boue, en poussière. M’était détestable l’idée qu’elle dût affronter cela seule, comme seul j’affrontais les événements maintenant.

— Et comment voudrais-tu que la vie se termine ? a demandé Marian en posant une paume sur mon épaule.

— Aucune idée. Je devrais, quelqu’un devrait, lui bâtir un mémorial, un truc comme ça.

— Comme celui de notre cher Général ? Voilà qui aurait bien fait rire ta mère. Je te comprends, en tout cas. Elle n’est pas là-bas, elle est ici.

Elle m’a tendu la main, et je l’ai aidée à se relever. Sans me lâcher, elle m’a entraîné jusqu’aux archives, comme si j’étais toujours un enfant, et qu’elle s’occupait de moi pendant que ma mère travaillait. Tirant son trousseau de clés de sa poche, elle a ouvert la porte, mais ne m’a pas suivi à l’intérieur.

Je me suis affalé sur le fauteuil de ma mère, devant son bureau. Le fauteuil de ma mère. Il était en bois, frappé aux insignes de l’université de Duke. Je crois qu’ils le lui avaient offert pour avoir obtenu les félicitations du jury lors de sa soutenance de thèse, un truc comme ça. Il était inconfortable, mais réconfortant, familier. J’en ai humé le vieux vernis. Tout de suite, je me suis senti mieux que je ne l’avais été depuis des mois. J’ai respiré à fond l’odeur des piles de livres protégés par des couvertures en plastique cassantes, celle des parchemins en déliquescence, celle de la poussière et des vieux meubles bon marché. Je me suis délecté de l’atmosphère particulière qui imprégnait l’air particulier de la planète si particulière de ma mère. Pour moi, c’était la même que celle de mes sept ans, quand, assis sur ses genoux, j’enfouissais mon visage dans son épaule.

J’avais envie de retrouver mon chez-moi. Sans Lena, je n’avais nulle part où aller.

J’ai pris sur la table de travail une petite photo encadrée presque cachée parmi les livres. Elle représentait mes parents, dans le bureau, à la maison. En noir et blanc, elle remontait à longtemps. Elle avait sûrement été destinée à illustrer la quatrième de couverture de l’un de leurs premiers projets communs, à l’époque où mon père était encore historien. L’époque où ils arboraient de drôles de coiffures et des pantalons moches, l’époque où le bonheur rayonnait sur leurs traits. S’il m’a été difficile de contempler le cliché, il m’a été encore plus difficile de le reposer. Au moment où je le faisais, un ouvrage en particulier a attiré mon attention. Je l’ai tiré de sous une encyclopédie des armes de la guerre de Sécession et un catalogue des plantes originaires de Caroline du Sud. Je n’avais aucune idée de ce qu’était ce volume précis, j’avais juste remarqué qu’un long brin de romarin en marquait une des pages. J’ai souri. Pour une fois qu’il ne s’agissait pas d’une chaussette ou d’une cuiller sale.

Le livre de cuisine du Club des dames du comté de Gatlin, Poulet frit et légumes à la vapeur. Il s’est ouvert de lui-même à la recette des beignets de tomate au babeurre, le plat préféré de ma mère. Le parfum du romarin m’a assailli les narines. J’ai examiné le brin de plus près. Il était frais, comme s’il avait été cueilli la veille. Ce n’était donc pas ma mère qui l’avait placé là, mais personne d’autre ne se serait servi d’un bouquet d’herbe en guise de marque-page. La recette favorite de ma mère était signalée par l’odeur propre à Lena. Les livres essayaient peut-être de m’envoyer un message, finalement.

— Tante Marian ? Tu comptais faire des beignets de tomate ?

— Tu crois vraiment que je suis du genre à toucher une tomate ? a-t-elle aussitôt riposté en passant la tête par l’encadrement de la porte. Et à en manger une ?

— Je ne savais pas, ai-je répondu en contemplant le brin de romarin.

— C’était la seule chose sur laquelle ta mère et moi n’étions pas d’accord.

— Je peux emprunter ce livre ? Rien que quelques jours ?

— Tu n’as pas à demander, Ethan. Il s’agit des affaires de ta mère. Prends tout ce que tu veux.

J’aurais aimé interroger Marian sur la présence de l’aromate dans l’ouvrage, mais je n’ai pas réussi à m’y résoudre. Je n’ai pas réussi à me résoudre à le montrer à quiconque, à partager ça. Même si je n’avais jamais goûté à un beignet de tomate de ma vie, et que je n’y goûterais sans doute jamais. J’ai coincé le bouquin sous mon bras, tandis que Marian me reconduisait à la porte.

— En cas de besoin, tu sais que je suis là. Pour toi, pour Lena. Il n’y a rien que je ne ferais pour vous.

Écartant mes cheveux de mes yeux, elle m’a adressé un sourire. Ce n’était pas celui de ma mère, mais c’était l’un de ceux qu’elle avait préférés. Puis Marian m’a serré contre elle.

— Ça ne sent pas le romarin ? a-t-elle marmonné en reniflant.

Haussant les épaules, je me suis faufilé dehors, dans la grisaille du soir. Shakespeare avait peut-être raison. Il était sans doute temps que j’affronte mon destin, celui de Lena. Qu’il dépende de nous ou des étoiles, il m’était impossible de rester inactif en attendant de voir ce qui se produirait.

Quand je suis sorti, il neigeait. Je n’en suis pas revenu. Levant la tête, j’ai offert mon visage aux flocons glacés. Blancs et épais, ils voletaient sans but précis. Ce n’était pas une tempête, pas du tout, même. C’était un cadeau, voire un miracle. Un Noël blanc, comme dans la chanson.

À mon arrivée à la maison, elle était là, assise nu-tête sur le perron, sa capuche dans le dos. Dès que je l’ai aperçue, j’ai compris la signification de la neige – une offre de paix. Lena m’a souri. En cet instant, les morceaux de mon existence qui s’étaient éparpillés se sont recollés. Tout ce qui déraillait s’est remis en place. Enfin, pas tout, peut-être, mais c’était suffisant. Je me suis installé à côté d’elle.

— Merci, L.

— Je voulais que tu ailles mieux, a-t-elle répondu en s’appuyant à moi. Je suis tellement perdue, Ethan. Je ne veux pas que tu souffres. Je ne sais pas comment je réagirais s’il t’arrivait quelque chose.

J’ai caressé ses cheveux humides.

— Ne me repousse pas, s’il te plaît. Je ne supporterai pas de perdre encore un être cher.

Entrouvrant sa parka, j’ai glissé mes mains autour de sa taille et je l’ai attirée à moi. Elle s’est pressée contre moi, et je l’ai embrassée jusqu’à avoir l’impression que nous allions faire fondre tout le jardin de devant si nous ne nous interrompions pas.

— C’était quoi, ça ? a-t-elle demandé, le souffle court.

De nouveau, je l’ai embrassée, avec une passion qui m’a forcé à m’arrêter.

— Je crois qu’on appelle ça le destin, ai-je murmuré. J’attendais ça depuis le bal d’hiver, il était hors de question que j’attende encore.

— Ah bon ?

— Ouais.

— Eh bien, il va falloir t’y résoudre. Je suis toujours consignée. Oncle M me croit à la bibliothèque.

— Je me fiche que tu sois consignée. Moi, je ne le suis pas. J’emménagerai chez toi si nécessaire. Je dormirai avec Boo, sur son tapis.

— Boo a une chambre. Il couche sur un lit à baldaquin.

— C’est encore mieux.

Souriant, elle a agrippé ma main. Les flocons fondaient au contact de notre peau tiède.

— Tu m’as manqué, Ethan Wate, a-t-elle dit en m’embrassant à son tour. (La neige a redoublé d’intensité.) Tu avais peut-être raison. Nous devrions passer le maximum de temps possible ensemble avant que…

Elle s’est tue, et j’ai deviné la suite sans qu’elle ait besoin de la formuler.

— Nous allons trouver une solution, L. Je te le promets.

Elle a mollement acquiescé et s’est blottie dans mes bras. Une espèce de sérénité nous a envahis tous les deux.

— Je ne veux pas penser à ça aujourd’hui.

Elle m’a repoussé d’un geste joueur, m’a ramené dans le monde des vivants.

— Ah ouais ? À quoi veux-tu penser, alors ?

— Aux bonshommes de neige. Je n’en ai jamais fait.

— Vraiment ? Ce n’est pas votre truc, à vous autres Enchanteurs ?

— Ce n’est pas ça. Je ne suis restée que quelques mois en Virginie. Je n’ai jamais habité dans un endroit où il neige.

 

Une heure plus tard, trempés, nous étions assis à la table de la cuisine. Amma était partie au Stop & Steal, et nous buvions le pauvre chocolat chaud que j’avais tenté de préparer.

— Je ne crois pas qu’on le fasse comme ça, s’est moquée Lena en m’observant racler un bol de copeaux de chocolat réchauffés au micro-ondes dans du lait chaud.

Le résultat était brun et blanc, grumeleux. Parfait à mes yeux.

— Qu’en sais-tu ? ai-je rétorqué. « Un chocolat chaud, s’il vous plaît Cuisine ! »

J’avais tenté d’imiter ses intonations haut perchées de ma voix grave. Elle a souri. Ce sourire m’avait manqué, alors que son absence n’avait duré que quelques jours. Il me manquait, y compris quand son absence ne durait que quelques minutes.

— À propos de Cuisine, il faut que je me sauve. La bibliothèque, où je suis censée être, ferme à vingt et une heures.

Je l’ai prise sur mes genoux. J’avais du mal à ne pas la toucher à tout instant, maintenant que m’en avait été redonnée la possibilité. Je me suis surpris à trouver des excuses pour la chatouiller, caresser ses cheveux, ses mains, ses genoux. Notre attirance mutuelle était comme un aimant. Elle s’est appuyée contre mon torse, et nous sommes restés sans bouger, jusqu’à ce que des bruits de pas résonnent, à l’étage. Aussitôt, Lena a bondi sur le sol, tel un chat affolé.

— Ne t’inquiète pas, c’est mon père qui prend une douche. Il ne sort plus de son bureau que pour cela, dorénavant.

— C’est de pire en pire, hein ?

Ce n’était pas vraiment une question. Elle a pris ma main.

— Il est ainsi depuis la mort de ma mère. Il a pété les plombs.

Inutile que je détaille la suite. Elle m’avait assez entendu y penser. Le décès de ma mère, la fin des beignets de tomate, la perte des petits morceaux de la ville de Noël, plus personne pour tenir tête à Mme Lincoln, et rien n’était plus comme avant.

— Je suis désolée.

— Je sais.

— C’est pour ça que tu es allé à la bibliothèque, aujourd’hui ? Afin d’y chercher ta mère ?

J’ai levé les yeux vers elle, j’ai écarté ses cheveux de son visage. Acquiesçant, j’ai sorti le brin de romarin de ma poche et je l’ai posé sur la table.

— Viens, je veux te montrer quelque chose.

Je l’ai entraînée jusqu’au bureau. Nos chaussettes mouillées glissaient sur le parquet. J’ai jeté un coup d’œil dans l’escalier, en direction de la chambre de mon père. L’eau ne coulait pas encore, nous avions largement le temps. J’ai testé la poignée de la porte.

— C’est fermé, a murmuré Lena. Tu as la clé ?

— Attends. Regarde ce qui va se passer.

Nous avons contemplé le battant. Je me suis senti un peu idiot, Lena aussi sans doute, car elle a commencé à rire. Juste au moment où j’allais m’esclaffer à mon tour, la serrure s’est déverrouillée d’elle-même. L’hilarité de Lena a instantanément cessé.

Ce n’est pas un sortilège. Je le sentirais, sinon.

Je crois que je suis censé entrer. Nous sommes censés entrer.

J’ai reculé d’un pas, et la serrure s’est refermée en cliquetant. Lena a levé une main, comme si elle s’apprêtait à recourir à ses pouvoirs pour la rouvrir. J’ai effleuré son dos.

— Ce n’est pas la peine, L.

Une fois encore, j’ai touché la poignée. Le verrou a joué, et la porte s’est ouverte en grand. Pour la première fois depuis des années, j’ai pénétré dans le sanctuaire. Un endroit toujours aussi sombre et effrayant. Le tableau couvert de son drap était suspendu à sa place, au-dessus du canapé. Près de la fenêtre, le bureau en acajou ouvragé de mon père était enfoui sous son dernier roman, piles de papier sur l’ordinateur, sur la chaise, sur le tapis persan.

— Ne touche à rien, sinon il s’en rendra compte.

Lena s’est agenouillée près du tas de feuilles le plus proche. Elle en a attrapé une avant d’allumer la lampe en laiton sur la table de travail.

— Ethan.

— Éteins ! Je ne veux pas qu’il rapplique et pique une crise. Il me tuerait s’il apprenait que nous sommes ici. La seule chose qui compte à ses yeux, c’est son bouquin.

Sans un mot, elle m’a tendu la page. Je m’en suis emparé. Elle était noircie de gribouillis. Pas des mots griffonnés au hasard, juste des barbouillages. J’ai pris une poignée de feuilles. Toutes étaient couvertes de lignes et de formes serpentines, de graffitis sans queue ni tête. Une page du tas posé par terre ne présentait que des petits alignements de cercles. J’ai brutalement inspecté toutes les piles du bureau et du sol. Encore et encore des formes, des gribouillages, sur des centaines de feuilles. Pas un mot.

Alors, j’ai compris. Il n’y avait pas de livre.

Mon père n’était pas un écrivain. Il n’était même pas un vampire.

Il était un dément.

Je me suis incliné en avant, mains sur les genoux, à deux doigts de vomir. J’aurais dû m’en douter. Lena m’a frotté le dos.

Ça va aller. Il traverse une sale période, c’est tout. Tu le retrouveras.

Non. Il est parti. Elle d’abord, et maintenant lui.

Qu’avait fait mon père depuis qu’il m’évitait ? À quoi bon dormir toute la sainte journée et bosser la nuit si ce n’était pas pour rédiger le grand roman américain mais pour tracer d’interminables lignes de ronds ? Pour fuir son fils unique ? Amma savait-elle ? Tout le monde sauf moi était-il dans le secret de cette vaste blague ?

Ce n’est pas ta faute. Ne t’inflige pas ça.

Cette fois, c’est moi qui ai perdu les pédales. La colère est montée en moi, et j’ai expédié l’ordinateur portable au sol, envoyant voler les feuilles. J’ai renversé la lampe. Sans réfléchir, j’ai arraché le drap qui dissimulait le tableau, qui a dégringolé par terre, démolissant une étagère au passage. Les livres ont valsé, se répandant sur tout le tapis.

— Regarde la peinture ! a lancé Lena en redressant cette dernière.

C’était un portrait de moi.

Moi en soldat confédéré. Moi en 1865. Mais bien moi.

Aucun de nous deux n’a eu besoin de lire la légende rédigée au dos du tableau pour deviner qui était le sujet. Il avait même mes cheveux mous et châtains qui pendaient devant ses traits.

— Il était temps qu’on se rencontre, Ethan Carter Wate.

À cet instant, mon père a dévalé les marches.

— Ethan Wate !

— Porte ! a crié Lena, paniquée.

Le battant a claqué, et la serrure a cliqueté. J’ai tressailli. Je ne m’y habituerais jamais.

— Ethan ! a braillé mon père en tambourinant à la porte. Ça va ? Que se passe-t-il, là-dedans ?

Je l’ai ignoré. Et d’une, je ne savais pas comment réagir, et de deux, je n’aurais pas supporté de le voir sur le moment. Soudain, j’ai remarqué les bouquins. Je me suis mis à genoux près du plus proche. Il était ouvert à la page 3. J’ai tourné celle-ci ; immédiatement, l’ouvrage est revenu à la précédente. De lui-même. À l’instar de la serrure.

— C’est toi qui as fait ça ?

— De quoi parles-tu ? Dis donc, on ne va pas rester ici toute la nuit.

— Aussi cinglé que ça semble, quand j’étais à la bibliothèque, Marian m’a confié qu’elle pensait que les livres nous envoyaient des messages.

— Qui diraient quoi ?

— Je ne sais pas trop. Des trucs sur le destin, la mère Lincoln, toi.

— Moi ?

— Ouvre cette porte, Ethan ! s’est étranglé mon père en continuant de marteler le battant de ses poings.

Mais il m’avait exclu de son bureau pendant assez longtemps. Chacun son tour.

— Dans les archives, j’ai trouvé une photo de ma mère ici, puis un livre de cuisine. Un brin de romarin marquait la page de sa recette préférée. Du romarin encore frais. Tu piges ? Cela doit avoir un rapport avec toi. Et avec ma mère. Maintenant, nous sommes ici, comme si nous y avions été attirés. Par quelque chose. Ou quelqu’un.

— À moins que tu ne penses cela parce que tu viens de voir une photo d’elle.

— Peut-être. N’empêche, vise un peu ça.

J’ai feuilleté l’Histoire constitutionnelle posée devant moi, passant de la page 3 à la 4 ; une fois encore, le livre a résisté, revenant à la page 3.

— Bizarre, a admis Lena.

Elle a contemplé l’ouvrage suivant. Caroline du Sud : du berceau à la tombe. Il était ouvert à la page 12. Elle l’a tourné à la page 11. Toute seule, la 12 s’est réimposée.

— C’est drôle, ai-je marmonné en rejetant une mèche qui tombait devant mes yeux. Il n’y a rien qu’un graphique. À la bibliothèque, tous les bouquins étaient ouverts sur des extraits significatifs. Ceux-là ont l’air de ne rien dire de particulier.

— Et s’il s’agissait d’un code ?

— Ma mère était nulle en maths. Elle était écrivain.

Comme si cette explication suffisait. Toutefois, je n’étais pas écrivain, et ma mère le savait.

— Page 1, a murmuré Lena en inspectant un autre volume. La page de titre. Donc, ce n’est pas le contenu qui importe.

— Pourquoi me laisserait-elle un code ?

— Parce que tu devines toujours la fin des films. Parce que tu as grandi en compagnie d’Amma, de ses romans policiers et de ses mots croisés. Ta mère a peut-être songé à un système que toi seul comprendrais.

Mon père frappait encore, mais avec lassitude, à présent. J’ai consulté les différents ouvrages. Page 9, 13. Aucune ne dépassait le nombre vingt-six. Or, les livres comptaient largement plus de pages…

— Il y a vingt-six lettres dans l’alphabet, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors, c’est ça. Quand j’étais petit et que j’étais incapable de rester tranquille à la messe avec les Sœurs, ma mère me faisait jouer à différents jeux qu’elle griffonnait au dos du programme de l’église. Le pendu, les mots mêlés, des codes alphabétiques.

— Attends, j’attrape un stylo. Si A est 1, B est 2…

— Une minute. Des fois, nous le faisions à l’envers. Z était 1.

Nous nous sommes assis au milieu des livres pour les répertorier l’un après l’autre, tandis que mon père continuait de marteler le battant. Je n’avais pas l’intention de lui ouvrir ni de me justifier. Qu’il goûte à son tour ce que c’était d’être ignoré, rejeté.

— 3, 12, 1, 9, 13…

— Qu’est-ce que vous fichez là-dedans, Ethan ? C’est quoi, ces bruits que j’ai entendus ?

— 25, 15, 21, 18, 19, 5, 12, 6.

Ayant terminé le premier, j’ai brandi ma feuille sous le nez de Lena.

— Je crois que ça te concerne.

Le message était aussi clair que si ma mère avait été avec nous et l’avait prononcé à voix haute.

APPELLE-TOI TOI-MEME.

Ces mots s’adressaient forcément à Lena.

Ma mère était présente, sous une forme autre, à travers un sens autre, dans un univers autre. Elle était toujours ma mère, même si elle n’existait plus que par le biais des livres, des serrures, du parfum des beignets de tomate et de l’odeur du vieux papier.

Elle vivait.

 

Quand j’ai enfin ouvert la porte, mon père se tenait derrière, en robe de chambre. Il a regardé, au-delà de moi, les pages de son roman imaginaire éparpillées sur le plancher, le tableau d’Ethan Carter Wate appuyé contre le canapé, dévoilé.

— Ethan, je…

— Tu quoi ? l’ai-je brutalement coupé en brandissant une poignée de feuilles froissées. Tu avais l’intention de me dire que tu t’enfermes depuis des mois dans ce bureau pour rédiger ce genre de choses ?

Piteux, il s’est absorbé dans la contemplation de ses pieds. Il avait beau être fou, il restait assez sain d’esprit pour comprendre que j’avais deviné la vérité. Lena s’est assise sur le divan, mal à l’aise.

— Pourquoi ? ai-je poursuivi. C’est tout ce que je veux savoir. As-tu seulement eu un projet de livre ou n’était-ce qu’une façon de m’éviter ?

Lentement, il a relevé la tête. Il avait les yeux rouges et fatigués. Il paraissait vieux, comme si la vie l’avait usé à force de déceptions.

— Je voulais seulement être proche d’elle, a-t-il chuchoté. Quand je suis dans cette pièce, avec ses livres et ses affaires, j’ai l’impression qu’elle n’est pas vraiment partie. Je sens encore son odeur. Les beignets de tomate…

Il s’est interrompu, perdu dans ses propres, pensées, comme si son instant de lucidité était passé. Entrant dans le bureau, il s’est penché, a ramassé une des feuilles couvertes de cercles. Sa main tremblait.

— J’ai essayé d’écrire, a-t-il dit en fixant le fauteuil de ma mère. Simplement, je ne sais plus quoi écrire.

Ce n’était pas moi. Ce n’avait jamais été moi. C’était ma mère. Quelques heures auparavant, j’avais éprouvé une chose identique, à la bibliothèque, au milieu de ses affaires, quêtant sa présence. Mais maintenant, je savais qu’elle n’était pas partie, ce qui changeait tout. Pas mon père. Elle ne déverrouillait pas les portes pour lui, elle ne lui transmettait pas de messages. Lui n’avait même pas ça.

 

La semaine suivante, le soir de Noël, la ville en carton abîmé ne m’a plus paru aussi petite. Le clocher tordu de l’église tenait en place, la ferme restait debout toute seule, à condition de trouver comment la positionner. La colle à paillettes blanches luisait, et l’éternelle couche de neige en coton emmitouflait les maisons, aussi constante que le temps.

J’étais allongé sur le ventre, la tête glissée sous les branches basses du sapin, comme je le faisais depuis l’enfance. Les aiguilles bleu-vert me chatouillaient la nuque, tandis que j’installais avec soin une guirlande de minuscules ampoules blanches derrière les trous ronds découpés à l’arrière de la ville cassée. Les lumières ont éclairé les fenêtres en papier coloré des bâtiments. Nous n’avions pas retrouvé ses habitants, ni les voitures en fer blanc, ni les animaux. La bourgade était vide, mais elle n’avait pas l’air déserte, et je ne me sentais plus aussi seul.

Je me suis assis, songeur, bercé par le crayon d’Amma qui courait sur sa grille de mots croisés et les craquements du vieux disque de chants de Noël de mon père. Soudain, quelque chose a attiré mon attention. Un petit objet sombre coincé entre deux plis de coton. Je m’en suis emparé. C’était une étoile, grande comme une pièce d’un centime, peinte en argent et or, entourée d’un halo qui semblait avoir été réalisé dans un trombone tordu. Elle venait de l’arbre de Noël en cure-pipe que ma mère avait fabriqué à l’école, toute petite, à Savannah. Il avait lui aussi disparu depuis des années.

J’ai glissé l’étoile dans ma poche. Je la donnerais à Lena la prochaine fois que je la verrais, pour son collier d’amulettes. Ainsi, nous ne la perdrions plus. Ainsi, je ne me perdrais plus.

Cela aurait plu à ma mère. Cela plairait à ma mère. Comme Lena lui aurait plu ou, peut-être, lui plaisait.

Appelle-toi toi-même.

Nous avions la réponse sous les yeux depuis le début. Elle avait juste été enfermée avec les bouquins dans le bureau de mon père, coincée entre les pages du livre de cuisine de ma mère.

Accrochée entre deux plis de neige poussiéreuse.

16 Lunes
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